dimanche 27 juillet 2014

Lettre à l'homme qui porte le nom de mon père mort

Mon père s’appelait Félix B****. Il a eu un accident de voiture en 1989. On l’a enterré dans un cimetière de Saint-Quentin Fallavier, dans l’Isère. Il avait alors 41 ans.

Il y a deux semaines environ, j’ai reçu un annuaire et je l’ai ouvert pour vérifier si mon nom y apparaissait. J’ai vu, trois lignes plus bas, son nom. Le vôtre.
J’ai conscience qu’en vous écrivant je renonce aux apparences les plus élémentaires de la normalité. Ce faisant j’abandonne définitivement la tranquillité que j’ai perdue depuis que j’ai vu ce nom dans l’annuaire. J’espère ne pas troubler la vôtre avec mes insinuations, mon anxiété, mon imagination. Il y a quelques temps, dans une nouvelle de Tabucchi, j’ai lu ces phrases magnifiques : “ Je me rends compte que l’on ne doit pas écrire aux morts, mais tu sais pertinemment que dans certains cas écrire aux morts est une excuse, un acte freudien élémentaire, parce que c’est la façon la plus rapide d’écrire à soi-même, aussi pardonne-moi, c’est à moi que j’écris, même s’il se peut que je sois au contraire en train d’écrire à ton souvenir qui est en moi, à la trace qui est tienne et que tu as laissé en moi, et que d’une certaine manière ce soit donc à toi que je m’adresse – mais non, il doit encore s’agir d’une excuse, en réalité je n’écris à nul autre qu’à moi : ton souvenir, ta trace, eux aussi ne sont que miens, tu en es absent, il n’y a que moi, ici, assis sur le fauteuil de ce Jumbo pour Hong-Kong (…) ”

Le lendemain de l’accident j’ai écrit à mon père que je ne reverrais plus, la première des dernières lettres que je lui adresserai. On m’a dit qu’elle serait déposée dans son cercueil. J’avais quinze ans, j’utilisais un papier à lettres de petite fille, avec des bords dentelés et des fleurs dessinées. J’avais refusé de voir le cercueil mais pour ne pas oublier les derniers mots que j’avais assemblés pour ce père dont je sentais encore la présence vive, j’ai recopié ma lettre, sur le même papier enfantin. Avais-je conscience, obscurément, qu’en en les parcourant un autre jour, je serais capable de retrouver le sentiment qu’il puisse encore franchir la porte en s’excusant d’avoir, pour quelques heures, disparu ? Peut-être, par la même occasion, retrouverais-je celle que j’étais avant que le téléphone ne sonne et que mon oncle annonce à ma mère que je n’avais plus de père ? L’insouciance n’est-elle pas juste le sentiment qu’il n’est pas trop tard ?

Puis, j’ai voulu continuer à lui parler, sentant que par-là, je gardais quelque chose qui était autant lui que moi, et j’ai choisi un cahier, un grand cahier au papier doux et lisse. Ce cahier m’a servi de journal, plus ou moins. J’y épanchais ma peine, je la décortiquais, je l’expliquais, je l’entretenais. Parfois je me mettais en colère contre mon père, contre son absence irrémédiable, je le provoquais et j’y allais si franchement, que je m’étonnais que, même mort, il résiste à l’envie de me corriger. N’importe qui, connaissant mon père, aurait trouvé ça louche. Je voulais l’empêcher de tomber dans l’oubli, je tentais de le voir dans mes gestes, dans mon caractère – modelant sans doute celui-ci en fonction de l’idée que j’avais de mon père. Je riais fort, comme on crie, comme on convoque un dieu indifférent. Je lui adressais tous les soirs des pages humides de mes larmes. Mes nuits étaient barbouillées de cauchemars dans lesquels des hommes me poursuivaient pour me tuer, à bord de voitures rouges comme la sienne. J’étais couverte de sang et mon père était mort. Quand il ressuscitait, rarement, je me réveillais en sanglotant parce qu’en sa présence, la douleur d’avoir cru le perdre pour toujours, devenait insupportable. La plupart du temps, je lui écrivais, non pour accepter, ni pour m’habituer mais pour lui demander de revenir auprès de moi. Je voulais aussi qu’il sache, s’il revenait, comme j’avais refusé de vivre sa disparition. Je ne sais plus quand j’ai  refermé ce cahier pour la dernière fois mais je sais qu’il n’était pas terminé et que je craignais d’en voir la fin. N’est-il pas désespérant, que même lorsqu’elles servent à accepter une disparition, les choses aussi puissent parvenir à un point final ? Si la vie peut s’interrompre de manière aussi insensée, si le manque peut durer une vie entière, il semblerait juste que les moyens de l’accepter soient illimités et que nous ne soyons pas, sans cesse, ramenés à la précarité de notre mémoire.

Aujourd’hui, en écrivant à l’homme qui porte le nom de mon père mort, je sais que j’écris aussi à mon père s’il était vivant et peut-être à moi-même, encore. De lui, je ne sais plus ce que je ne me suis pas approprié, je ne distingue plus ses gestes des miens, sans doute tout simplement parce que j’ai presque oublié sa façon de bouger. Mais pardonnez-moi, monsieur. Car vous êtes bien vivant, vous avez un métier sans doute et des occupations saines et vous venez d’apprendre que vous portez le nom d’un homme mort dans des circonstances tragiques. Pour moi vous êtes, en même temps qu’une ligne apparemment familière dans un annuaire, une ombre, un fantôme, un espoir, un souvenir. J’ignore quel âge vous avez. Peut-être n’avez-vous pas bientôt soixante-six ans comme lui. Sans doute n’êtes-vous pas brun aux cheveux frisés avec des fossettes dans les joues. Vous n’êtes pas médecin, ne l’avez pas été. Vous n’êtes pas un faux mort, un faux vivant, même si vous portez le nom de mon père mort. Vous êtes chez vous, après une journée ordinaire. Vous lisez ma lettre, tapée à l’ordinateur et vous vous demandez pourquoi on vient vous secouer comme cela ? Pourquoi quelqu’un vous a choisi pour raconter toutes ces choses tristes ? Est-ce un canular ? Une blague de mauvais goût ? Non je vous assure. M’en voulez-vous ? Mais que pouvais-je faire ? Oublier cela ? Laisser dormir votre nom qui est celui de mon père, quelques lignes au-dessous du mien, dans l’annuaire ? Je ne peux pas. Parce que mon père est mort lorsque j’avais quinze ans, je ne peux pas. Je le connaissais peu, je le connaissais mal mais, après avoir passé mon enfance à le haïr, comme je l’aimais ! Nous n’avions pas assez parlé. Mais nous étions semblables, timides, torturés, maladroits, insatisfaits, rieurs et énergiques. Je le sentais comme on sent un frère jumeau. Je le comprenais. De son côté, il y a longtemps que je l’ai admis, il ne comprenait pas grand-chose. Il blessait tout le monde autour de lui, au point, que sans lui depuis longtemps aujourd’hui, nous ne savons parfois pas distinguer si nous avons été plus marqués par sa mort brutale ou par le temps qu’il passa avec nous, aussi bref fut-il.

Je ne sais pas par où commencer. Je ne sais pas comment vous raconter cela. Je voudrais vous intéresser, si vous n’êtes pas lui. Je voudrais, puisque vous portez le même nom que lui, que vous soyez touché par son histoire, la mienne. Que vous me répondiez, pourquoi pas, une lettre. A vrai dire, si vous aviez le même âge que lui et que vous lui ressembliez, ce serait bien. Vous seriez intrigués, mal à l’aise. Et vous me liriez jusqu’au bout. Sinon il nous faudrait retourner dans l’oubli, lui et moi, notre histoire ensemble, notre vie ensemble. Parce qu’aujourd’hui, en vous écrivant, je sens que je continue son histoire, que j’essaie de la rejoindre, un dernier espoir… si c’était toi ! De nouveau son existence et la mienne flottent côte à côte et, entre elles deux, il y a du brouillard, des ombres, enfin baignées de lumière ; mon cœur bat très fort, mes mains tremblent. Si c’était toi ! Il faudrait que je te convainque, avec mes mots de me faire un signe. Il faudrait que tu veuilles me revenir. Et pour cela, il faudrait que tu comprennes, que tu saches quelle a été ma souffrance et combien tu m’as manqué !

dimanche 12 janvier 2014

Hier, j'ai emmené Hache dans cette rue qui m'attirait depuis un moment, bordée à gauche par des maisons de gendarmes, en briques, et à droite par de grands immeubles délabrés. Le chien, me précédait, son unique oreille au vent, heureux comme le sont souvent les chiens, d'un simple courant d'air, d'un mot jeté au vent, du bruit de la laisse battant la pulsation d’une liberté mesurée. Après une vingtaine de minutes, tournant à gauche, nous avons débouché sur ce coin d'herbe sauvage que nous apprécions tant. J'ai éprouvé une joie pure, comme si je venais de remporter une victoire, j'ai couru avec le chien et comme d'habitude, il s'est faufilé entre mes pieds. J'ai manqué tomber :
" Mais que tu es bête, Hache, ce n'est pas possible, ai-je crié ! "


Plus loin, des pies fouillaient la terre et le chien s'est élancé en contraignant son corps à de menus mouvements, cherchant l'invisibilité au milieu des herbes. Les pies qui le regardaient arriver de leur œil noir de côté, ont décollé juste avant qu'il puisse les attraper. D'ailleurs, que voulait le chien ? Se saisir de ces petits corps frémissants, jouer, provoquer leur envol ? Il est resté assis dans l'herbe, le nez dans le ciel, longtemps, à contempler l'endroit où les oiseaux avaient disparu, attendant peut-être qu'un nuage les recrache ou que l'ayant oublié, elles reviennent.

Souvent, Hache m'est un exemple, j'admire son application à recouvrir toutes les odeurs des chiens qui ne sont pas siennes, dans le quartier ; il pisse aussi par-dessus sa propre odeur, certain d'être différent, d'un jour à l'autre. D'autres fois c'est un obscur concurrent, il me nargue, il me remue, il existe alors que je voudrais m'oublier. L'idée saugrenue que je ne serais en paix que lorsque je l'aimerais inconditionnellement, m'a traversée l'esprit.


J'aimerais arpenter des chemins sans souvenirs. Je cherche, avec mon chien, des endroits que nous ne connaissons pas. Il y renifle des odeurs inconnues, j'y poursuis des idées nouvelles, tentant de regarder l'avenir sans interroger un passé qui a cessé de me ressembler chaque fois qu'il est devenu malheureux. Ce que je voudrais, c'est chasser, d'un simple haussement d'épaule, tout ce qui m’enchaîne à ce que je ne suis pas et rejoindre, le pas aérien, ce que je m'étais promis. Parfois, pourtant, nous nous retrouvons aux endroits que l’année dernière j’arpentais dans la douleur. Je m’applique alors à ce que chaque pas efface dans la poussière les larmes, les cris que j’avais jetés là. Il faut pour cela emprunter chaque trace, l’épouser un moment puis le transformer légèrement, en courant, en dansant… Hache pisse encore puis il court, toujours plus vite que moi quand il sent que je fuis.

Il y a longtemps que je suis sortie de l'enfance et je n'y retourne pas souvent. Pendant ma jeunesse trépidante, elle m'a suivie un peu, me regardant tenter de crever sa carcasse de mes talons hauts, s'épuisant à suivre mes frasques désorganisées. Elle profitait de ma fatigue, de l'alcool ou d'un chagrin d'amour pour se coller à moi, m'arracher des larmes de petite fille. J'avais, comme d'autres, l'impression que dans les années qui me virent grandir, j'avais mes racines, et que je n'aurais pas assez d'une vie pour scruter le monde que j'avais parcouru et qui était derrière moi. J'ai fouillé ma mémoire à la recherche d'épisodes oubliés comme j'avais retourné autrefois les placards de mes parents pour comprendre mon histoire.
"Je suis une petite fouilleuse, avais-je dit à Esse, lors de l'un de nos premiers rendez-vous.
- Pourquoi, avait-il demandé, alors que cela ne peut que te faire souffrir ?" 
J'ignore ce que j'avais répondu, sans doute que trop de choses nous échappaient et qu'il me semblait nécessaire d'en embrasser le plus possible ; sans doute, aussi, que je préférais souffrir qu'angoisser, et savoir que croire."

J'ai toujours dit quelque chose comme ça.


A présent, je n'ai plus envie de comprendre, je préfère inventer. 

mardi 10 décembre 2013

Cet instant vertigineux de l'amour où tout ce qui pourrait le troubler demeure dans une contrée étrangère, qui semble d'une autre planète, c'est cet instant que nous partageons.

Nous offrons une image calme, presque immobile, quelque part entre l'idéal vers lequel nous tendons et le souvenir de ce qu'il y a eu de meilleur en nous. Et c'est comme cela que nous nous sentons vivants ; imprécis, magnifiques. Chaque mot prononcé, chaque caresse offerte invente les personnes que nous serons demain, à mille lieux de qui nous étions hier, le plus loin possible des souffrances du passé. Si ça se trouve, ça ne durera pas, s'autorise-t-on à penser parfois - et cela déchire à peine le cœur.

J'écris comme je l'écoute quand nous ne parlons pas, attentive à sa façon de respirer, à ses mains dans mon cou, aux frémissements de sa peau que j'embrasse, j'écris comme je le regarde dans les yeux, difficilement, submergée de sentiments intenses. Je voudrais à la fois graver ce que nous vivons et ne surtout pas y toucher. Je suis de ces croyants dont la foi dérive en superstitions multiples, je le perds et je le retrouve cent fois par jour. Il est mien et il m'est étranger, comme ces mots que je dépose afin de ne jamais oublier que nous nous aimons. 

Si l'écriture avait un pouvoir, il faudrait peut-être que ce soit de tisser au monde ce qui est beau et ce qui dure...